En se saisissant de la notion de réparation et en plaçant l’essentiel de ses réflexions et de ses travaux sous ce signe, Kader Attia accomplit un geste très singulier. Jusqu’alors, cette notion n’était pas apparue dans le champ de la création et de la réflexion artistique, et le mot n’y avait pas cours. Or elle touche à l’essentiel de notre temps. Par cette voie qu’il est le premier à suivre, Attia accède et fait accéder à une compréhension particulièrement pénétrante de notre monde et de ce que les arts en donnent à comprendre, bien au-delà du champ artistique au sens strict du terme. Ce sont quelques observations et déductions conduites en ce sens qui seront présentées ici. Elles ne prétendent pas épuiser le sujet, en raison même de son étendue, mais en rendre manifestes les enjeux principaux.
Le mot réparation s’entend de plusieurs manières, dans plusieurs registres de vocabulaire et, par conséquent, de sens. Délibérément, on commence par celui qui paraît le plus apparemment trivial. Par réparation, dans la langue du quotidien, on entend le fait de remédier à des dégâts ou à des malfaçons qui privent un objet de ses fonctions, quels que soient cet objet et ses fonctions. Il s’agit, par des opérations variées, de lui rendre ses propriétés perdues ou diminuées. Ceci suppose soit d’avoir recours à des pièces de rechange prévues à cet effet, soit d’employer d’autres moyens plus empiriques et imprévus. Dans ce second cas, la réparation s’opère sur les modes de l’invention seconde, du détournement, du bricolage souvent. A l’évidence, c’est ce cas qui retient l’attention. Le premier, celui de la réparation anticipée, n’est qu’une opération préalablement intégrée à un système par précaution : la roue de secours en cas de crevaison – au niveau le plus bas de complexité – ou les processus de rectification et d’autorégulation intégrés aux programmes informatiques – au niveau le plus haut. Il s’agit chaque fois d’opérations anticipées qui n’exigent aucune part d’invention de la part de ceux qui y procèdent, puisqu’il suffit de suivre des procédures prédéfinies.
Infiniment plus intéressante est l’autre situation : comment rendre à nouveau opérationnel un objet en pratiquant sur lui des interventions qui n’ont pas été prévues par ceux qui l’ont produit ? C’est évidemment à cette situation que s’intéresse Kader Attia quand il attire le regard sur une calebasse cassée et réparée au moyen de ligatures et de résines, ou sur un masque fendu et renforcé à l’aide d’agrafes de fer ou de pièces découpées dans des vêtements usagés. Ces exemples sont pris à des sociétés artisanales, à un stade préindustriel. Mais il est évident que d’autres pourraient être pris dans des sociétés à d’autres stades de développement technique. Quiconque a roulé en Afrique ou dans nombre de pays d’Asie a fait l’expérience de véhicules qui, initialement fabriqués en usine, ont par la suite été réparés dans des ateliers qui tiennent plus de la forge que de la chaîne de fabrication. Dans ce cas, il n’est pas rare que des pièces métalliques soient élaborées pour remplacer les pièces défaillantes. Elles sont parfois fabriquées avec du métal de récupération. Ou ce sont des adaptations pratiquées à chaud ou à froid par des spécialistes de cette économie de la transformation. Ce qui est vrai des automobiles et des trucks l’est aussi de beaucoup d’autres produits, notamment les armes.
Que l’on évoque des exemples pris en Afrique, en Inde ou au Pakistan – mais ils pourraient être pris en Amérique latine ou en Asie du sud-est – est en soi un indice. Ce qui se joue dans de telles réparations, aujourd’hui, est la rencontre entre des niveaux de développement, des temporalités et des idéologies différentes. Et ceci est vrai, comme on le verra plus loin, aussi bien dans le champ de l’art que dans ceux des autres activités humaines.
Schématiquement, on distingue deux modes de fonctionnement : celui de la production-destruction et celui de la réparation. Par production-destruction, on entend le système économique global contemporain qui repose sur des structures de production rationalisées et standardisées grâce, désormais, aux capacités des ordinateurs et de tout ce qui va de pair – robotique, modélisation, impression 3D etc. Ces structures et les méthodes d’exploitation qui leur sont associées fabriquent dans des quantités régulées par le marché des articles tous identiques. Ceux-ci ont atteint ces dernières décennies des niveaux de complexité qui étaient inconcevables il y a un siècle – et l’étaient encore pour beaucoup il y a un demi-siècle. Ces articles s’abîment et courent le risque de la panne, que ce soit en raison d’un accident, d’un usage intensif ou d’une obsolescence plus ou moins programmée par l’industrie elle-même. Ils doivent alors être abandonnés et de nouveaux objets doivent être acquis pour les remplacer : c’est ce que l’on appelle la société de consommation. Celle-ci fonctionne sur un rythme de renouvellement dont chacun a pu s’apercevoir combien il s’est accéléré, accélération en grande partie déterminée par des découvertes et améliorations technologiques incessantes. Votre tablette numérique, votre smart phone sont d’ores et déjà périmés au regard de ce qui se fabrique à l’instant même. Il va falloir en changer. Et si vous les avez cassés, ils ne sont pas réparables : en raison de leur structure même, il serait aberrant car infiniment trop long et délicat d’essayer de les remettre en marche. Abandonnez-les et leurs composants seront recyclés selon un processus industriel qui n’a rien à voir avec la réparation : il procède à la destruction de l’objet et au reconditionnement de ses matériaux. La temporalité propre au mode production-destruction est donc rapide, de plus en plus rapide.
Pour prendre une comparaison du côté des industries de divertissement : cette temporalité est celle du cinéma et des séries. L’économie de ce secteur exige que soient sans cesse mis en circulation de nouveaux films et de nouveaux épisodes, afin de soutenir la consommation. Autant dire que ce système exige l’hyper-productivité, seule capable de satisfaire une consommation excitée par la publicité. Il vit dans un temps court, segmenté, privé de continuité – le plus souvent privé de mémoire. Il a pour discours explicite ou implicite une idéologie – si l’on peut employer ce terme lourd de son passé philosophique – qui est celle de la nouveauté et de la perfection technique : une forme d’idéalisme qui rêve d’un monde où tous les désirs de consommation sont instantanément satisfaits par le surgissement ininterrompu de produits toujours plus performants, toujours plus savants, au design et à l’ergonomie toujours plus « purs ». Si l’on souhaite étudier cette idéologie, qui est celle dans laquelle sont immergées les sociétés des pays les plus avancés et les plus riches, il suffit de se reporter aux spots publicitaires conçus pour faire vendre des produits du numérique – Apple excelle dans cet exercice – ou encore aux œuvres de Jeff Koons. Ce dernier est, par excellence, l’artiste de ce monde. Ses premiers travaux se plaçaient explicitement à l’enseigne de « the new » sous forme d’aspirateurs d’un modèle alors très perfectionné, présentés dans des caissons lumineux semblables à des vitrines. Ses travaux plus récents, dont les très connus Balloon dogs, donnent à voir des surfaces réfléchissantes parfaitement lisses et propres, des couleurs brillantes et attrayantes et des formes courbes biomorphiques. On sait – on doit savoir même, car l’artiste insiste volontiers sur ce point – que la production de ces sculptures exige des technologies savantes, des investissements lourds et une application de tous les instants. Elles cristallisent les qualités essentielles des industries actuelles, dont elles sont les meilleurs symboles. La seule différence est qu’elles échappent au cycle production-destruction en raison de leur statut d’œuvre d’art, elle-même fondée sur leur fonction symbolique.
On ne répare pas un Jeff Koons. On ne peut imaginer un Balloon dog aux flancs griffés, au vernis écaillé, aux volumes cabossés. Si de tels accidents venaient à se produire, aucune restauration ne serait tolérable. L’idée d’agrafes suturant une coupure ou d’une sorte de rétamage a quelque chose du sacrilège – ou du comique. Quel serait le résultat ? Il finirait par ressembler à ces globes irréguliers que Kader Attia obtient en attachant par des fils de fer des fragments de miroirs brisés, qui ne célèbrent pas la perfection d’une sphère au poli « miroir » digne de Koons – ou de Kapoor – mais portent à son paroxysme la pratique du ramassage, du remaillage – la réparation à son stade ultime.
Simple opposition de styles ? Nullement. Ce que cette pratique engage, ce qu’elle énonce par le visuel et le tactile, c’est la distinction que l’on a formulée précédemment entre deux modes antagonistes de fonctionnement, entre deux mondes. Par nature, par principe, la réparation refuse et réfute l’idéologie du neuf et de la forme parfaite, la temporalité brève de la production-destruction, la précipitation de la consommation. La réparation propose une alternative au remplacement. Elle s’ingénie à rallonger la durée de vie des choses. Elle a pour dessein de préserver ou de rétablir leur efficacité, leur valeur d’usage, quel que soit cet usage. Ainsi considérée, la notion de réparation, a une force critique que l’on n’attendait pas d’elle : elle s’oppose aux principes selon lesquels fonctionnent les sociétés dites avancées. Le plus souvent, dans les régions du monde qui ont été citées plus haut, c’est par nécessité économique, faute de moyens, faute d’instruments.
Temporalité accélérée et discontinue, a-t-on dit de la temporalité de la production-destruction. Un objet réparé porte les traces d’une histoire. Sur le vase brisé le mieux recollé, la ligne de la fracture demeure perceptible. Or cette ligne suggère non seulement que du temps a passé et que l’objet a traversé une durée, mais elle est aussi le signe de sa fragilité. Il s’en est fallu de peu qu’il ne disparaisse. Les peintres de vanité du XVIIe siècle plaçaient parfois dans leurs natures mortes allégoriques des vases ébréchés ou des verres en déséquilibre, parmi les fleurs fanées, les fruits à moitié pourris, les chandelles éteintes et les crânes humains. La chose réparée porte la marque de la blessure et donc la pensée de la mort. Quand, dans son installation Arab Spring, Attia brise des vitrines parfaites, ces vitrines prenant pour modèle celles qui se trouvaient au musée de Bagdad, il fait certes allusion à la guerre en Irak, au pillage du musée et au trafic de pièces archéologiques. Mais il confronte aussi le spectateur à la vue et à la pensée de la disparition et du désastre : rien ne résistera, tout sera dispersé ou réduit en miettes. Face à cette destinée, l’idéologie du « new » et de la perfection pèse peu. La comparaison, qui a pu déconcerter, entre les globes d’éclats de miroir d’Attia et les Balloon dogs de Koons, ou entre les vitrines de The New et celles d’Arab Spring, met en évidence un antagonisme infiniment plus large : les formes artistiques sont aussi des formes idéologiques et le concept de réparation est aussi opérant dans un champ que dans l’autre.
Une réflexion de nature plus historique doit alors intervenir. La réparation comme technique domestique semble avoir été pratiquée depuis des millénaires : probablement depuis les sociétés humaines les plus anciennes. On connaît des silex qui, au paléolithique supérieur, ont été retaillés dans une forme nouvelle après une cassure accidentelle ou réaffutés parce que leur tranchant s’était émoussé. Il n’en est pas de même dans l’histoire des arts. Les procédés artistiques les plus précoces pouvant être mis en rapport avec la réparation apparaissent entre cubisme et Dada. Des éléments disparates, usés ou cassés pour la plupart, sont assemblés par une sorte de bricolage qui attribue à chacun d’eux une efficacité nouvelle. Le morceau de pied de chaise se change en signe : il désigne, par allusion, métonymie ou analogie, un meuble ou un instrument de musique. Même changement de statut pour le manche de couteau qui avait perdu sa lame ou la boîte privée de son couvercle. L’assemblage, le montage leur confèrent une nécessité nouvelle en faisant d’eux des éléments d’une structure imprévue : une structure à faire apparaître une nature-morte par exemple. Ce qu’assemblage cubiste et dadaïste et réparation ont en commun se nomme généralement bricolage : un processus allant de la récupération à l’intégration dans une structure qui suscite des réactions visuelles et mentales, une structure qui crée du sens. Que l’on se réfère à Picasso, à Tatline ou à Haussmann ne change rien au raisonnement. Et le fait qu’Haussmann intitule L’esprit de notre temps le bricolage qui associe une tête de mannequin à des débris métalliques variés, trouvés dans la rue ou dans un atelier abandonné, ce titre incite à formuler cette remarque : l’art de la récupération et de l’assemblage apparaît au moment où l’industrie fait pour la première fois triompher à une échelle jamais atteinte auparavant le système production-destruction. Ce moment se nomme Première Guerre mondiale, première guerre industrielle de l’humanité.
Il est éminemment significatif que Dada, art du bricolage approximatif, surgisse au moment où la productivité des moyens de destruction devient le critère principal qui décide de la victoire et de la défaite. Il est du reste tout aussi significatif que les soldats des tranchées n’aient eu de cesse de développer des bricolages avec des douilles d’obus ou de balles pour obtenir des bibelots d’intérieur, des souvenirs modestes ou même des instruments de musique. Avant d’être anéantis par les progrès de la physique, de la chimie et de la balistique, ces combattants sans illusion et sans grand espoir bricolent des assemblages. Ces manipulations pauvres et approximatives sont à l’opposé des opérations massives et assurées que les machines de guerre accomplissent quotidiennement et dont ils sont les victimes en masse. Autrement dit : de même que la réparation s’oppose aujourd’hui au cycle consumériste de la production-destruction, de même, il y a un siècle, l’assemblage de menus débris et vestiges s’opposait de son mieux au triomphe de la mort rationalisée et industrialisée.
Ceci aussi, Attia l’a compris et l’a rendu visible. On ne s’expliquerait pas sinon l’intérêt qu’il manifeste depuis longtemps pour la Première Guerre mondiale, l’art des tranchées et ce que l’on nomme en français les « gueules cassées » : les combattants défigurés mais vivants dont la chirurgie devait s’efforcer de « réparer » les irréparables blessures et mutilations. Chirurgie « réparatrice » dit-on en effet en français pour désigner la chirurgie qui tente de recomposer un visage ou de restaurer l’équilibre d’un corps. Il est aussi des thérapies qui tentent de « réparer » des souffrances et des lésions moins visibles : les traumatismes psychiques qui affectent les victimes militaires et civiles.
Or c’est dans cette situation que nous vivons désormais, de plus en plus, partout, sans protection assurée, sans sécurité durable. A peine est-il besoin de signaler que nous vivons à l’ère des terrorismes, des « purifications ethniques », des guerres civiles et étrangères. A l’inventaire des champs de bataille sans cesse s’ajoutent de nouveaux lieux, de nouvelles villes, de nouvelles régions. Aucune distinction entre civils et combattants ne tient plus, dans la mesure où tout membre d’une société – femme ou homme, jeune ou vieux – peut être tenu pour un ennemi et éliminé comme tel au nom d’une idéologie, d’une religion, d’une haine. Ecrire que nous vivons dans un monde déchiré est un euphémisme. Ajouter que nulle prévision ne l’annonçait il y a un quart de siècle, au moment de l’effondrement des régimes communistes, est un autre euphémisme. Vues d’Europe, les guerres étaient dans les années 60 et 70 du siècle dernier un passé qui ne se reproduirait pas – les deux conflits mondiaux, les conflits de la décolonisation – ou un ailleurs assurément douloureux mais lointain – le Vietnam, le Biafra. Depuis trois décennies, les guerres, c’est partout, y compris en Europe : des guerres nationales et religieuses dans ce qui fut la Yougoslavie à cette autre forme de guerre qui procède par attentats partout, 11 septembre à New-York, 13 novembre à Paris. Attia en est naturellement pleinement conscient, lui qui suit d’aussi près que possible les évènements au Moyen-Orient et en Afrique, lui qui se rend aussi souvent à Beyrouth qu’à Dakar.
Ce bouleversement mondial, dont on ne saurait conjecturer aujourd’hui quand et comment il prendra fin, après quels désastres et quelles révolutions, a ainsi fait revenir au premier plan de la mémoire et des travaux historiques la Première Guerre mondiale, parce qu’elle a été la première du monde moderne et qu’elle demeure, si l’on peut dire, pour ainsi dire « exemplaire ». Quand, en 2012, Attia contraint les visiteurs de la Documenta de Kassel à s’arrêter devant les photographies insupportables des soldats défigurés entre 1914 et 1918 et place à proximité des exemples de l’ « art des tranchées », il prend acte de la façon la plus violente de cet état de fait. En 2012 encore, le Centre Pompidou-Metz consacre une exposition à l’année 1917, manifestation à laquelle l’auteur de ce texte a lui-même participé dès sa conception. Il ne s’agit pas d’une simple coïncidence de date, mais d’une prise de conscience simultanée : d’une convergence « en aveugle ». Plus tard, elle se change en convergence concertée et réfléchie entre les protagonistes, qui s’aperçoivent qu’ils vont dans la même direction, qu’ils suivent les mêmes intuitions et les mêmes obsessions. Il y aura ici matière à réflexion pour les historiens de la culture et des arts qui, dans quelque décennies, s’apercevront que la réapparition de la Première Guerre mondiale au premier plan des sujets d’intérêt et d’étude a été l’un des symptômes des bouleversements de la fin du XXe et des débuts sinistres du XXIe siècle et l’un des éléments de leur compréhension par les artistes et les intellectuels. Après Kassel, Attia a continué dans ce même sens. Ainsi, dans son exposition lausannoise intitulée de façon explicite Les blessures sont là, le regard du visiteur tombait-il sur des prothèses de jambes du genre de celles que l’on confectionnait pour les mutilés qui devaient être « appareillés » _ du genre de celles qu’Otto Dix fait apparaître dans ses œuvres de 1920, Prager Strasse, Die Skatspieler ou ce cortège de blessés qu’il exposa lors de la Dada Messe de Berlin et qui a été détruit durant la période nazie. Ainsi revient-on du reste à Dada et il serait aussi juste de citer ici Les automates républicains de George Grosz, autre œuvre de 1920, autre représentation satirique d’une impossible réparation qui finit par la transformation de l’être humain en machine obéissante et meurtrière.
Ces observations tendent toutes à mettre en évidence combien les travaux d’Attia répondent à l’état actuel du monde, non seulement en collectant les signes et les représentations les plus caractéristiques de notre temps, mais encore en proposant des comparaisons et des analyses. Ainsi, à Lausanne encore, avait-il conçu un dispositif qui tenait visuellement du dépôt d’archives et d’images et établissait des analogies entre les représentations de l’ « Arabe » et du « Nègre » dans la presse française au temps des conquêtes coloniales – dans le dernier tiers du XIXe siècle – et celles que diffusent désormais les médias occidentaux et ceux qui assurent la propagande de l’Etat Islamique. Leur forte similitude, à plus d’un siècle de distance, était en soi une réflexion instructive. Mais il était plus encore instructif de mesurer combien les stéréotypes de la cruauté, de la barbarie ou de la lâcheté dominent les représentations à ces deux époques : parce qu’elles sont profondément inscrites dans la mémoire collective occidentale et parce que les metteurs en images islamistes les exploitent en connaissance de cause afin de mieux réactiver terreurs et dégoûts. L’orientalisme des temps coloniaux fournit la propagande djihadiste en images obsédantes qu’il ne leur reste qu’à réinterpréter presque à l’identique : décapitations en musique sur fond de désert, drapeaux claquant au vent.
En concevant une telle installation analytique, en compilant les images qui soutiennent son interprétation, Attia met en pratique une conception de l’artiste que l’on peut dire celle de l’artiste-anthropologue et historien. Très récente, elle répond à notre présent. Il est flagrant qu’elle n’a plus rien en commun avec les définitions de l’art qui avaient cours jusqu’aux années 1980. Celles-ci, au nom de l’autonomie de l’art, affirmaient que l’objet de l’art était l’art lui-même, l’étude de ses moyens et de ses concepts, leur décomposition, leur mise à nu. Ou bien, à l’inverse – mais toujours dans le champ circonscrit de l’art – des citations, des variations stylistiques, des jeux avec le passé de la peinture par exemple : les maniérismes savants de ce qui a un temps été nommé postmodernisme. Vue d’aujourd’hui, cette période est révolue et il apparaît de plus en plus clairement que le dogme de l’autonomie de l’art n’était soutenable qu’à une époque où la situation géopolitique maintenait la paix et où la situation économique garantissait la prospérité des pays industrialisés et consuméristes. Serait-il scandaleux de soutenir que les pratiques et les théories minimalistes et conceptuelles se sont développées aux Etats-Unis et en Europe occidentale parce qu’il n’y avait aucune autre urgence, aucune inquiétude, mais, au contraire, une stabilité garantie ? L’œuvre de Stella, du pré-minimalisme du début des années 1960 au baroque ornemental des décennies suivantes, est l’exemple d’une création qui n’est à aucun moment sollicitée ou ébranlée par des circonstances extérieures : par ce que l’on appelle communément l’histoire. Et pour cause : celle-ci était alors immobilisée, gelée dans le face-à-face de deux superpuissances qui ne s’affrontaient que dans des conflits périphériques. Rares ont été dans cette période les artistes qui ont osé s’engager dans des réflexions politiques, bien au-delà des limites du champ artistique, à l’exception des artistes allemands qui ont engagé dès les années 60 un travail sans concession sur le passé de leur pays natal, Richter comme Haacke, Baselitz non moins que Beuys.
Aujourd’hui, cette position d’extériorité revendiquée de l’art ne peut plus être tenue. L’artiste-anthropologue, sur le modèle que réalise Attia, s’empare de tous les moyens visuels, prend à toutes les sources d’information, avance des hypothèses, rappelle des faits méconnus. Son propos : mieux comprendre notre monde et entraîner ses contemporains dans cette recherche. C’est dans cette entreprise nécessaire qu’Attia s’est engagé.
Published in: Kader Attia. Sacrifice and Harmony, exh. cat., MMK Frankfurt, ed. Klaus Görner, 2016.