Exposition à Londres, l’insatiable curiosité de Kader Attia. La Hayward Gallery présente l’oeuvre de l’artiste, qui se nourrit des faits politiques. By Philippe Dagen, 2019

On appelait autrefois peinture d’histoire celle qui montrait les faits politiques présents et passés. Vélasquez, Goya ou Delacroix furent des peintres d’histoire. On pourrait désormais nommer art d’histoire celui qui montre les faits politiques présents et passés. Kader Attia en est aujourd’hui l’un des créateurs majeurs. Cet art opère par l’assemblage, l’installation, le collage, la vidéo brève ou longue. Un rectangle de papier peut lui suffire pour associer quelques photographies, ou il peut se déployer aux dimensions d’une salle.Cette variété de modes d’expression et, plus encore, l’insatiable curiosité et l’acuité des questions que pose Attia se vérifie dans son exposition à la Hayward Gallery, l’un des rares lieux d’exposition de Londres qui ne soit pas entièrement soumis à la mode et au marché.

Ce n’est pas une rétrospective, mais le déploiement d’une partie des travaux anciens et actuels conçu par l’artiste en fonction de l’architecture géométrique et quasi militaire du bâtiment, survivant du style brutaliste, angles droits, béton rugueux, sols dallés de gris. Entre cette dureté et les sujets d’Attia, la cohérence est totale. Attia est né en 1970 en banlieue parisienne et y a vécu. De la tour Robespierre de Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), il a fait un film d’un peu plus de deux minutes. L’image monte en silence le long de la façade de rectangles et losanges de 81 mètres de haut et passe au-dessus, jusqu’au vertige. Elle occupe tout le mur du fond de la première salle. En face, sur un petit écran, Oil and Sugar, autre usage de la vidéo : des morceaux de sucre qui s’effondrent, rongés par l’huile qui les dissout. Soit d’un côté la représentation nue du monde tel qu’il est et, de l’autre, la transcription allégorique d’une réflexion sur l’ordre et son effondrement.

Cette dialectique du documentaire et du symbolique se retrouve dans toutes les sections.
En 2000-2002, l’un des tous premiers travaux d’Attia, La Piste d’atterrissage, était un reportage photographique consacré à la vie de transexuels forcés de fuir l’Algérie pour vivre – de la prostitution souvent – en France, où ils étaient tenus pour des émigrés clandestins. On les y voyait changeant de corps, de langue, de pays et de vie : l’incarnation paroxystique d’un processus de mutation humaine que les mouvements migratoires tendent à généraliser, suscitant par là tous les nationalismes et communautarismes.

Ces scènes quotidiennes et ces portraits sont ici associés aux analyses du film The Body’s Legacies, dont celle du philosophe Norman Ajari sur les relations entre esclavage et musique. Ce sont deux façons complémentaires de rendre intelligible une question centrale des études postcoloniales. Une autre de ces questions est celle de l’invention du musée ethnographique en Occident dans la deuxième moitié du XIXe siècle, au temps de l’expansion coloniale. Dans un premier temps, ces

musées ont traité les Africains et leurs cultures comme des éléments d’un exotisme général au même titre que les animaux empaillés : ce qu’Attia résume dans des vitrines où cette promiscuité est réalisée matériellement. On pourrait penser qu’elle est définitivement proscrite aujourd’hui, mais quiconque a vu l’Africa Museum, récemment réouvert à Tervuren (Belgique), ex-Musée du Congo belge, sait qu’elle s’y maintient, sans aucune gêne.

Dans un deuxième temps, statues et masques sont devenus des objets d’art, beaux et muets. Aussi Attia recouvre-t-il des masques d’éclats de miroir ou les pare de chapelets de prière. Aussi glisse-t-il d’autres miroirs entre des statues que l’érosion a partiellement dévorées ou fait-il couler des larmes d’étain dans les fissures du bois. S’agit-il d’une simple restauration matérielle ? D’une esthétisation de ces sculptures qui étaient plus que des sculptures ? D’une réappropriation poétique ? D’un détournement criticable au nom de l’authenticité ? Ces mots et ces notions sont sans cesse agités dans les débats actuels, qu’ils portent sur la spoliation du patrimoine africain et sa restitution ou, plus largement, sur la réécriture de l’histoire des rapports entre l’Occident et le reste du monde. Alors que tant d’auteurs et d’autorités se permettent de trancher sur des sujets aussi difficiles, Attia donne à voir et à mesurer, pour qui veut bien y passer le temps nécessaire, leur complexité et les sous-entendus qui s’agitent par en-dessous. Montrée à la Documenta de Kassel en 2012, puis à Lausanne en 2015 et au Palais de Tokyo en 2018, la proliférante installation The Repair from Occident to Extra Occidental Cultures (2012) qu’il constitue autour de la notion, elle-même polysémique, de réparation, réunit des dizaines de livres et des journaux de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui, de l’artisanat de tranchée de la première guerre mondiale – coupe-papier et crucifix fabriqués avec des douilles de balles et d’obus –, des photographies de soldats mutilés et d’autres de masques « de maladie » africains et aussi des objets hybrides, tels ces bijoux montés en Algérie avec des monnaies françaises à l’effigie de la puissance coloniale. Selon les versions, tel ou tel point vient plus particulièrement au premier plan : la mémoire de la Grande Guerre à Kassel et ici à Londres, le terrorisme et l’islamophobie à Lausanne et à Paris. Mais le fond demeure identique : l’incapacité des uns à comprendre les autres et la construction d’identités et de mythologies destinées essentiellement à définir un « nous » contre des « eux » qui seraient nécessairement dangereux ou méprisables, « sauvages », « barbares », tous « assassins ». Le mot installation n’est plus suffisant pour désigner ce système d’archives qui fonctionne par corrélations et contradictions alternées et interdit à la réflexion de se figer. Cette gigantesque machine à dérouter et déstabiliser la réflexion fonctionne à plein régime. Depuis 2018, Attia en assemble une deuxième. L’Afrique n’en est plus le lieu, mais l’Asie. Nous sommes dans la seconde moitié du XXe siècle : guerres de Corée et du Vietnam, divisions et

réunifications, interventions militaires françaises, japonaises et américaines, massacre d’étudiants commis à Gwnagju (Corée du Sud) en 1980 par la dictature militaire et mémoire actuelle de ces tragédies que l’Europe connaît mal et oublie souvent. Shifting Borders se compose d’écrans vidéos et de collections de prothèses de jambes. Celles-ci rendent sensibles jusqu’au malaise physique les mutilations des combats et des mines.

Les vidéos rapprochent des propos recueillis auprès d’anthropologues, chamans et parents de victimes. Ce qu’ils disent est souvent stupéfiant : autant les récits d’exactions que ceux qui démontrent avec évidence la permanence de cultes chamaniques là où l’on supposerait que communisme vietnamien et consumérisme coréen les ont éliminés définitivement. C’est là la création la plus désorientante et captivante qu’il nous ait été donné de découvrir depuis longtemps.

 

Published in Le Monde, 14.02.2019.